
Pourquoi les enfants gribouillent (et leurs parents aussi) ?
Comme vous, Vinci, Rembrandt, Renoir et Dali ont longtemps gribouillé avant de savoir dessiner. Sauf qu’eux ont progressé et pas qu’un peu, alors que vous, vous griffonnez encore sur les pages de votre agenda quand le big boss commente son Power Point ou que votre meilleur(e) ami(e) fait bouillir votre portable en vous racontant le vide de sa vie. C’est grave, docteur ? Non, c’est juste normal…
Vous êtes confortablement installé(e) dans votre canapé, devant la télé, à mater la nouvelle saison de Squid Game (ou, si vous êtes aussi ringard(e) que moi, un épisode vu et revu d’Hercule Poirot)… Soudain, Junior se pointe dans le salon, une feuille de papier à la main et les doigts plus bariolées qu’une robe de Desigual. « Tiens, maman — ou papa, mais c’est plus rare — j’ai fait ça pour toi », vous lâche votre progéniture alors que Gi-hun, ivre de vengance, étrangle Dae-ho (ou que l’ami Hercule active ses petites cellules grises pour résoudre le crime de l'Orient Express).
S’il y a bien un moment dans la vie où chacun de nous mérite davantage un Oscar que Leo di Caprio ou Jessica Chastain, c’est bien celui-là. Parce que nous accueillons invariablement l’offrande avec le même enthousiasme que Marie le jour où Melchior, Gaspard et Balthazar lui ont apporté de l’or, de la myrrhe, de l’encens et, c'est moins connu, un tire-lait (ce qui relève déjà d'un miracle puisque cet ustensile fut inventé en 1850). Et ça, voyez-vous, c’est une véritable performance d’acteur, vu la gueule du chef-d’œuvre que vous tend le bambin. Inutile de se mentir : une poule à qui on aurait glissé toute une boîte de Bic Kids dans le croupion n’aurait pas fait plus moche ! « Comme c’est beau ! vous exclamez-vous pourtant. On va tout de suite coller ce joli dessin sur le frigo. »
DU CHAOS NAÎT LA LUMIÈRE
La question se pose : qu’est-ce qui se passe dans la tête de nos mômes quand ils explosent sur le papier, si ce n’est sur le mur de leur chambre, les pointes de leurs feutres, raturant et tourbillonnant avec une férocité jubilatoire digne de Jack Torrance, le fou furieux de Shining ? Et bien des tas de choses, figurez-vous et, pour peu que vous soyez le Champollion du gribouillis, tous ces embrouillaminis et autres zigouigouis à faire passer Miró et Hartung pour d’ennuyeux académistes, vous livrent de précieuses informations sur la psychologie de votre rejeton.
« LE DESSIN EST LA BASE DE TOUT. »
Pourtant, on peut déjà tirer quelques enseignements de ce joyeux bordel. Plus le petit bout est heureux de vivre et sûr de lui, plus il va s’étaler sur sa feuille. Le trait, par son épaisseur comme par sa profondeur, est également signifiant. Léger, il dévoile un enfant sensible ou timide ; appuyé, il dénonce un moutard plein de vitalité, pour ne pas dire de tempérament. Très appuyé ? Le barbouilleur est tendu ! Et puis la forme compte aussi ! La rondeur est le propre des gamins sociables et curieux. L’angle, à l’inverse, trahit les timides et les nerveux.
L'ESPACE ET LA COULEUR
À trois ans, Picasso junior passe un sacré cap. Le dessin cesse d’être pour lui un simple jeu manuel. Désormais, c’est du sérieux, un moyen d’expression et, grâce aux commentaires enjoués de ses parents, de valorisation. Bon, soyons franc, ça ne change pas grand chose ! Il a beau s’appliquer pour tracer des traits plus ou moins droits et des cercles plus ou moins ronds, l’exercice relève toujours de la bouillie. Il n’y a guère que les psychologues pour lui donner un peu de sens, s’appuyant pour cela sur deux caractéristiques de ce crobard sans queue ni tête : son emplacement et ses couleurs.
Dis-moi où tu commences ton gribouillage et je te dirai qui tu es ! Au centre de la feuille ? Comme beaucoup de ses congénères, le lardon est un égocentrique pour qui le monde doit forcément tourner autour de sa petite personne. Rien d’alarmant : ils sont tous un peu comme ça à cet âge-là ! À gauche ? Le marmot est encore dans les jupes de sa mère et celle-ci gagnerait à l’en sortir gentiment pour qu’il trouve enfin sa place dans le grand monde. À droite ? On a affaire à un audacieux ou une audacieuse, qui regarde l’avenir avec envie, pressé(e) de grandir pour gagner en autonomie. En haut ? C’est un rêveur ou une rêveuse. En bas ? Une (e) pragmatique qui a les pieds sur terre et les idées claires.

DU GRIBOUILLAGE AU GRIFFONNAGE
Et soudain éclôt la vie ! Tel un trilobite à l’aube du monde, le premier « bonhomme têtard » apparaît. Ce corps sans torse et, pour quelques mois encore, sans membres, n’est rien d’autre qu’une représentation maladroite de son créateur. Il est ainsi possible d’évaluer l’estime qu’il se porte à la taille et à la position de son avatar. Un môme bien dans ses baskets se dessinera toujours au centre. S’il se représente tout petit, exilé dans un coin de la feuille, c’est peut-être qu’il manque de confiance en lui ou peine à créer des liens avec ses congénères.
Irrémédiablement, même s’il devient très vite évident que le fiston ou la petite ne fera pas d’ombre à Van Gogh, ce bonhomme têtard évolue, ses cheveux poussent, tout comme les doigts qui vont rarement par cinq. Bientôt apparaissent papa, maman, la maison, l’école, les arbres, le soleil… En un mot : le monde ! Et là, nous ne sommes plus dans le gribouillage, mais dans le dessin, ce régal des pédopsychiatres.
Cette fois, ç'en est fini du hiéroglyphe ésotérique. Pour quelques années du moins. Car, tel un cadavre jeté à la mer, la gribouillomanie finit toujours par revenir à la surface. Elle ressurgit à l’âge adulte, se glissant dans un coin de la feuille ou du bloc-note que l’on noircit allègrement de motifs fantaisistes pendant une réunion ou une conversation téléphonique. Dans quel but ? Chasser l’ennui ? Que nenni ! Laisser parler le subconscient, alors même que le monologue qu’on nous impose nous prive de la parole.
Appelez-ça du griffonnage, du crayonnage ou ce que vous voulez, ça reste de la bonne vieille gribouille. Au point qu’elle véhicule les mêmes codes que celle de notre prime enfance, révélant ainsi une partie de notre caractère et de notre état d’esprit. Mieux : comme notre registre graphique est bien plus riche que celui d’un mouflet de trois ans, nous nous livrons davantage que lui.
DÎTES-LE AVEC DES FLEURS
Chaque signe que nous traçons a sa signification. S’il part de la gauche, le labyrinthe dit notre méfiance vis-à-vis de notre supérieur, de nos collègues ou, dans mon cas bien précis, de l’ensemble de mes contemporains. S’il vient de la droite, c’est tout le contraire : il annonce en fanfare notre ouverture aux autres. Le cercle dénonce un repli sur soi tandis que l’étoile trahit notre désir de briller (alors qu’une constellation tout entière, elle, révèle une nature optimiste).
Que raconte la flèche ? Notre détermination à aller de l’avant si elle fuse de la gauche, la nostalgie, camarade, si elle vient de l’autre sens. La croix cafarde un sentiment de culpabilité ou la sensation d’être écraser par de trop lourdes responsabilités. Le damier ? C’est l’indécision. Le carré ? La stabilité. Et quand vous en empiler plusieurs jusqu’à former un mur de briques, c’est que vous commencez à y voir plus clair. Les dents de scie crient votre hostilité ou votre combativité. Une maison raconte votre vision de la famille. Et si vos pages ressemblent à un bouquet, c’est que vous êtes sûrement quelqu’un de bienveillant ou de bonne humeur.
Voilà pourquoi il vaut mieux éviter de laisser traîner vos notes sur le bureau, sous peine qu’un collègue mal intentionné démasque vos petits secrets. Et je ne sais pas pour vous, mais moi, rien que de le savoir et de me dire que je vais mourir moins con (et le plus tard possible), ça me donne envie de ressortir mon Critérium HB – celui au bout tout mâchouillé – du tiroir où l’a relégué mon clavier, pour crayonner tout un tas d’étoiles et de pâquerettes.


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