Pourquoi le Crunch (un France-Angleterre) n’est pas un match de rugby comme les autres ?
Quand, comme moi, on a une partie de ses racines à Toulouse, on a forcément l’amour du rugby (et de la chocolatine). La capitale de l’Occitanie se confond en effet avec celle de l’Ovalie et, s’il est des gosses élevés davantage dans la peur de l’en avant que dans celle de la passe en retrait, ce sont bien les pitchouns de la Ville rose. Or, je suis du lot !
Oui, aussi loin que je m’en souvienne, j’ai été nourri les samedis après-midi d’hiver par les mêlées furieuses du tournoi des Cinq Nations, et les exploits des Fouroux, Romeu, Skrela et autre Gabernet, des Bleus de légende, emmenés par Jean-Pierre Rives, leur Capitaine Courage, l’homme pour qui la télé couleur fut inventée à seule fin de régaler le téléspectateur gaulois de sa blondeur échevelée et de son maillot ensanglanté.
Plus de quarante ans ont passé et j’ai encore en tête les dernières envolées lyriques de Roger Couderc, la voix légendaire du rugby (« Allez les petits », c'était lui !), les commentaires éclairés, tout pleins de l’accent de Dax, de Pierre Albaladejo, et les proverbes improbables de Pierre Salviac, son compère, chez qui les mouches changeaient d’âne quand une équipe renversait le cours du match ou bien la cabane tombait sur le chien quand la rencontre tournait à la punition pour l’un des deux adversaires.
Mais de cette enfance qui ne tournait pas rond mais ovale, je n’ai pas seulement conservé le souvenir de quelques retransmissions télévisées et le goût des maximes improbables. Il m’est aussi resté une culture singulière, la planète rugby entretenant des codes, des usages et un vocabulaire bien à elle.
ÇA CROQUE ET ÇA CROUSTILLE !
C’est ainsi que, chez les quinzistes, on parle de ruck, de drop et de flanker. Que les arrières attaquent et les avants défendent. Qu’on éclaire le jeu avec des chandelles, ces coups de pied tirés bien haut pour qu’un maximum de gaillards se retrouvent à la retombée du ballon à danser un pogo. Que l'on trouve des demis, des packs de huit et des gars sous pression sur la pelouse comme à la buvette. Que les caramels sont rarement mous et ne font pas que mal aux dents puisqu’ils désignent un placage particulièrement viril. De même que le Crunch, autre gourmandise chère à l’amoureux du ballon ovale, n’évoque pas une tablette de chocolat, mais un match des plus croustillants : un France-Angleterre !
Ce “moment crucial” (traduction littérale de crunch) oppose une fois l’an au minimum, les deux meilleurs ennemis du rugby international. Une rencontre qui engendre rarement la monotonie ! C’est simple, après plus d’une centaine de confrontations officielles depuis leur premier match le 22 mars 1906 (perdu par les Bleus sur le score sans appel de 35 à 8), les deux nations se disputent toujours la victoire avec une intensité et une rage dignes de la Guerre de cent ans. À croire que l’honneur de la Pucelle et les droits des Plantagenêt dépendent désormais d’une simple pénalité expédiée entre les poteaux !
Mais ne nous y trompons pas ! Cet antagonisme entre les deux riverains de la Manche ne puise pas sa férocité dans l’Histoire ancienne, même si chaque essai marqué aux English nous venge un peu d’Azincourt, Trafalgar et Waterloo. Non, il répond davantage de la lutte des classes. Explications…
LE POIDS DES MAULS, LE CHOC DES CULTURES
On a coutume de dire que le rugby est un sport de voyous fait par des gentlemen. Ça, c’est valable pour les rosbifs ! En effet, la discipline est née en 1823 dans le collège bourgeois de la petite ville de Rugby, proche voisine de Coventry. Si l’on en croit une légende tenace, tout est parti d’une partie de folk football, l’ancêtre du football, et d’un ballon crevé, impossible à faire rouler. Qu’à cela ne tienne ! Pris d’une soudaine inspiration, le jeune William Webb Ellis saisit le cuir raplapla dans ses mains et courut le porter dans les buts adverses, sous les acclamations hilares de son clan. Un exploit qui a fait école dans tous les collèges du royaume d’outre-Manche, associant ainsi le ballon — définitivement — ovale et parfaitement gonflé, à l’élite du royaume des Windsor.
Mais pour nous, les grenouilles, c’est très différent. En France tout autant que de l’autre côté du Channel, le rugby est assurément un sport de voyous où la fourchette sévit davantage dans les mêlées que dans les banquets de la troisième mi-temps. Mais au pays de Serge Blanco et de Bernard Laporte, il n’est nullement question de gentlemen. Parce que chez nous, voyez-vous, le rugby reste aujourd'hui encore le sport roi des… péïzous ! Des paysans pour ceux d’entre-vous qui ne maîtriseraient pas l’occitan, langue officieuse de la Fédération Française de Rugby.
En effet, si les premiers clubs de l’Hexagone ont vu le jour à Paris, c’est dans le Sud-Ouest que ce sport a grandi. Il est parti de Bordeaux et de sa grosse colonie anglaise pour essaimer dans toute la région, jusqu’aux vallées de l’Ariège et aux monts de l’Auvergne, des contrées où le marron se bouffe moins souvent grillé ou glacé qu’en pleine poire !
Du coup, un France-Angleterre, n’oppose pas simplement deux équipes et, à travers elles, deux nations, mais des mondes que tout oppose, aux idéaux très différents : l’aristocratie conservatrice anglo-saxonne et la république rad-soc provinciale. Dans un stade où le public siffle les pintes bien plus vite que l’arbitre les pénalités, cette fracture sociale se voit moins qu’elle ne s’entend. Écoutez donc le chœur des supporters de chaque camp clamer son enthousiasme ! Chez les Anglais, à Twickenham, ça chante à tue-tête Swing Low, Sweet Chariot, un gospel centenaire et profond, composé par un amérindien du nom de Wallace Willis. Tandis que chez les Bleus, ça vocifère joyeusement la Peña baiona ou le Paquito chocolatero, des airs de feria qui fleurent bon le haricot coco et la mauvaise sangria. Rien à voir !
Voilà pourquoi j’adore les bandas, leurs trompettes et leurs trombones, quand, dans les travées du Stade de France, elles entonnent le chant de la victoire contre les Anglais, tandis que des milliers de petits coqs comme moi, hilares et peinturlurés de bleus, de blanc et de rouge, balancent, bras levés, au rythme d’un vieux paso doble. Et je ne sais pas vous, mais moi, rien que de savoir pourquoi le Crunch me passionne autant et de me dire que je vais mourir moins con (les bras en l’air et le plus tard possible), ça me ravit.
Le ballon du match : Edgar Pimenta, via Unsplash
Le coq : Publicité Nike
Les joueurs dans la boue - Pete Curcio, via Pixabay
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Oui, aussi loin que je m’en souvienne, j’ai été nourri les samedis après-midi d’hiver par les mêlées furieuses du tournoi des Cinq Nations, et les exploits des Fouroux, Romeu, Skrela et autre Gabernet, des Bleus de légende, emmenés par Jean-Pierre Rives, leur Capitaine Courage, l’homme pour qui la télé couleur fut inventée à seule fin de régaler le téléspectateur gaulois de sa blondeur échevelée et de son maillot ensanglanté.
Plus de quarante ans ont passé et j’ai encore en tête les dernières envolées lyriques de Roger Couderc, la voix légendaire du rugby (« Allez les petits », c'était lui !), les commentaires éclairés, tout pleins de l’accent de Dax, de Pierre Albaladejo, et les proverbes improbables de Pierre Salviac, son compère, chez qui les mouches changeaient d’âne quand une équipe renversait le cours du match ou bien la cabane tombait sur le chien quand la rencontre tournait à la punition pour l’un des deux adversaires.
Mais de cette enfance qui ne tournait pas rond mais ovale, je n’ai pas seulement conservé le souvenir de quelques retransmissions télévisées et le goût des maximes improbables. Il m’est aussi resté une culture singulière, la planète rugby entretenant des codes, des usages et un vocabulaire bien à elle.
ÇA CROQUE ET ÇA CROUSTILLE !
C’est ainsi que, chez les quinzistes, on parle de ruck, de drop et de flanker. Que les arrières attaquent et les avants défendent. Qu’on éclaire le jeu avec des chandelles, ces coups de pied tirés bien haut pour qu’un maximum de gaillards se retrouvent à la retombée du ballon à danser un pogo. Que l'on trouve des demis, des packs de huit et des gars sous pression sur la pelouse comme à la buvette. Que les caramels sont rarement mous et ne font pas que mal aux dents puisqu’ils désignent un placage particulièrement viril. De même que le Crunch, autre gourmandise chère à l’amoureux du ballon ovale, n’évoque pas une tablette de chocolat, mais un match des plus croustillants : un France-Angleterre !
Ce “moment crucial” (traduction littérale de crunch) oppose une fois l’an au minimum, les deux meilleurs ennemis du rugby international. Une rencontre qui engendre rarement la monotonie ! C’est simple, après plus d’une centaine de confrontations officielles depuis leur premier match le 22 mars 1906 (perdu par les Bleus sur le score sans appel de 35 à 8), les deux nations se disputent toujours la victoire avec une intensité et une rage dignes de la Guerre de cent ans. À croire que l’honneur de la Pucelle et les droits des Plantagenêt dépendent désormais d’une simple pénalité expédiée entre les poteaux !
Mais ne nous y trompons pas ! Cet antagonisme entre les deux riverains de la Manche ne puise pas sa férocité dans l’Histoire ancienne, même si chaque essai marqué aux English nous venge un peu d’Azincourt, Trafalgar et Waterloo. Non, il répond davantage de la lutte des classes. Explications…
LE POIDS DES MAULS,
LE CHOC DES CULTURES
On a coutume de dire que le rugby est un sport de voyous fait par des gentlemen. Ça, c’est valable pour les rosbifs ! En effet, la discipline est née en 1823 dans le collège bourgeois de la petite ville de Rugby, proche voisine de Coventry. Si l’on en croit une légende tenace, tout est parti d’une partie de folk football, l’ancêtre du football, et d’un ballon crevé, impossible à faire rouler. Qu’à cela ne tienne ! Pris d’une soudaine inspiration, le jeune William Webb Ellis saisit le cuir raplapla dans ses mains et courut le porter dans les buts adverses, sous les acclamations hilares de son clan. Un exploit qui a fait école dans tous les collèges du royaume d’outre-Manche, associant ainsi le ballon — définitivement — ovale et parfaitement gonflé, à l’élite du royaume des Windsor.
Mais pour nous, les grenouilles, c’est très différent. En France tout autant que de l’autre côté du Channel, le rugby est assurément un sport de voyous où la fourchette sévit davantage dans les mêlées que dans les banquets de la troisième mi-temps. Mais au pays de Serge Blanco et de Bernard Laporte, il n’est nullement question de gentlemen. Parce que chez nous, voyez-vous, le rugby reste aujourd'hui encore le sport roi des… péïzous ! Des paysans pour ceux d’entre-vous qui ne maîtriseraient pas l’occitan, langue officieuse de la Fédération Française de Rugby.
En effet, si les premiers clubs de l’Hexagone ont vu le jour à Paris, c’est dans le Sud-Ouest que ce sport a grandi. Il est parti de Bordeaux et de sa grosse colonie anglaise pour essaimer dans toute la région, jusqu’aux vallées de l’Ariège et aux monts de l’Auvergne, des contrées où le marron se bouffe moins souvent grillé ou glacé qu’en pleine poire !
Du coup, un France-Angleterre, n’oppose pas simplement deux équipes et, à travers elles, deux nations, mais des mondes que tout oppose, aux idéaux très différents : l’aristocratie conservatrice anglo-saxonne et la république rad-soc provinciale. Dans un stade où le public siffle les pintes bien plus vite que l’arbitre les pénalités, cette fracture sociale se voit moins qu’elle ne s’entend. Écoutez donc le chœur des supporters de chaque camp clamer son enthousiasme ! Chez les Anglais, à Twickenham, ça chante à tue-tête Swing Low, Sweet Chariot, un gospel centenaire et profond, composé par un amérindien du nom de Wallace Willis. Tandis que chez les Bleus, ça vocifère joyeusement la Peña baiona ou le Paquito chocolatero, des airs de feria qui fleurent bon le haricot coco et la mauvaise sangria. Rien à voir !
Voilà pourquoi j’adore les bandas, leurs trompettes et leurs trombones, quand, dans les travées du Stade de France, elles entonnent le chant de la victoire contre les Anglais, tandis que des milliers de petits coqs comme moi, hilares et peinturlurés de bleus, de blanc et de rouge, balancent, bras levés, au rythme d’un vieux paso doble. Et je ne sais pas vous, mais moi, rien que de savoir pourquoi le Crunch me passionne autant et de me dire que je vais mourir moins con (les bras en l’air et le plus tard possible), ça me ravit.
Le ballon du match : Edgar Pimenta, via Unsplash
Le coq : Publicité Nike
Les joueurs dans la boue - Pete Curcio, via Pixabay